vendredi 26 janvier 2024

Le Ruisseau

 


 
Lentendez-vous, l’entendez-vous 
Le menu flot sur les cailloux ? 
Il passe et court et glisse, 
Et doucement dédie aux branches, 
Qui sur son cours se penchent, 
Sa chanson lisse. 

Là-bas, 
Le petit bois de cornouillers

Où l’on disait que Mélusine 
Jadis, sur un tapis de perles fines 
Au clair de lune, en blancs souliers, 
Dansa ; 
Le petit bois de cornouillers 
Et tous ses hôtes familiers, 
Et les putois et les fouines, 
Et les souris et les mulots, 
Écoutent 
Loin des sentes et loin des routes 
S’en aller l’eau. 
Et la chanson est preste ou lente, 
Suivant les creux, suivant les pentes 
Où l’eau s’engouffre ou bien s’enfuit 
Elle ne tait ni jour ni nuit 
Son bruit ; 
Aux coins où les saules s’arc-boutent, 
Elle n’est rien parfois qu’un chapelet de gouttes 
Qui s’égrène, joyeux et clair, 
D’un roseau vert.



Aubes voilées, 
Vous étendez en vain, 
Dans les vallées, 
Vos tissus blêmes. 
La rivière, 
Sous vos duvets épais, dès le prime matin, 
Coule de pierre en pierre 
Et rechante quand même. 

Si quelquefois, pendant l’été, 
Elle tarit sa volupté 
D’être sonore et frémissante et fraîche, 
C’est que le dur juillet 
La hait, 
Et l’accable et l’assèche. 
Mais néanmoins, oui, même alors 
En ses anses, sous les broussailles 
Elle tressaille 
Et se ranime encor,

Quand la belle gardeuse d’oies 
Lui livre ingénûment la joie 
Brusque et rouge de tout son corps. 

Et la douce chanson mouillée 
Autour des mains, émerveillées 
De frapper l’eau dans le soleil, 
Recommence son rythme exaltant et vermeil 
Et se disperse et s’insinue 
Sous les coudes ployés et les aisselles nues 
Et fait courir son frisson long, 
Depuis le col jusqu’aux talons. 

Ô les belles épousailles 
De l’eau lucide et de la chair, 
Dans le vent et dans l’air, 
Sur un lit transparent de mousse et de rocailles ! 
Et les baisers multipliés du flot 
Sur la nuque et le dos,

Et les courbes et les anneaux 
De l’onduleuse chevelure 
Ornant les deux seins triomphaux 
D’une ample et flexible parure ; 
Et les vaguettes violettes ou roses 
Qui se brisent ou tout à coup se juxtaposent 
Autour des flancs, autour des reins ; 
Et tout là-haut le ciel divin 
Qui rit à la santé lumineuse des choses. 

La belle fille aux cheveux roux 
Pose un pied clair sur les cailloux. 
Elle allonge le bras et la hanche, et s’incline 
Pour recueillir au bord, 
Parmi les lotiers d’or, 
La menthe fine ; 
Ou bien encor 
S’amuse à soulever les pierres 
Et provoque la fuite

Droite et subite 
Des truites 
Au fil luisant de la rivière. 

Avec des fleurs de pourpre aux deux coins de sa bouche 
Elle s’étend ensuite et rit et se recouche, 
Les pieds dans l’eau, mais le torse au soleil ; 
Et les oiseaux vifs et vermeils 
Volent et volent, 
Et l’ombre de leurs ailes 
Passe sur elle. 

Ainsi fait-elle encor 
À l’entour de son corps 
Même aux mois chauds 
Chanter les flots. 
Et ce n’est qu’en septembre 
Que sur les branches d’or et d’ambre, 
Sa nudité 
Ne mire plus dans l’eau sa mobile clarté.



Mais c’est qu’alors sont revenues 
Vers notre ciel les lourdes nues 
Avec l’averse entre leurs plis 
Et que déjà la brume 
Du fond des prés et des taillis 
S’exhume. 

Pluie aux gouttes rondes et claires, 
Bulles de joie et de lumière, 
Le sinueux ruisseau gaîment vous fait accueil, 
Car tout l’automne en deuil 
Le jonche en vain de mousse et de feuilles tombées. 
Son flot rechante au long des berges recourbées, 
Parmi les prés, parmi les bois ; 
Chaque caillou que le courant remue 
Fait entendre sa voix menue 
Comme autrefois ; 
Et peut-être aussi que Mélusine, 
Quand la lune, à minuit, épand comme à foison

Sur les gazons 
Ses perles fines, 
S’éveille et lentement décroise ses pieds d’or, 
Et, suivant que le flot anime sa cadence, 
Danse encor 
Et danse.


Émile VERHAEREN, 

vendredi 24 février 2023

Le Jardin du Passé

 

Le Jardin du Passé

 

Celui qui le mieux plaît à mon cœur solitaire,

De tous les beaux jardins qu’ont visités mes pas,

C’est vous que je revois en le nommant tout bas,

O cher enclos dont l’ombre est pleine de mystère.

 

D’autres sont plus que vous, ô petit coin de terre,

Embaumés de jasmins ou fleuris de lilas,

Mais, malgré leurs bosquets et leurs eaux, ils n’ont pas

Le charme familier de votre humble parterre.

 

Quelques roses qu’aucune rose n’égala,

Auprès du bassin clair, y poussent çà et là ;

Nul parfum ne m’est doux que leur odeur lointaine.

 

Car, dans mon souvenir, ô roses du jardin,

Vous mêlez votre arôme au chant de la fontaine

Où la vie effeuilla la fleur de mon matin.

 

Henri de RÉGNIER, Le Miroir des Heures.

 

 

Le Ruisseau

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