vendredi 30 novembre 2012

Notre ère

Le monde est devenu fragile
Comme une coupe de cristal,
Les montagnes comme les villes
L'océan même est mis à mal.

Un roc est aussi vulnérable
Qu'une rose sur son rosier
Et le sable tant de fois sable
Doute et redoute sous nos pieds.

Tout peut disparaître si vite
Qu'on le regarde sans le voir.
La terre même est insolite
Que ne fait plus tourner l'espoir.

Hommes et femmes de tout âge
Regagnons vite nos nuages
Puisqu'il n'est pas d'asile sûr
Dans le solide et dans le dur.

Jules SUPERVIELLE, L'Escalier (1956)

samedi 10 novembre 2012

Je t'aime

Je t’aime pour toutes les femmes que je n’ai pas connues
Je t’aime pour tous les temps où je n’ai pas vécu
Pour l’odeur du grand large et l’odeur du pain chaud
Pour la neige qui fond pour les premières fleurs
Pour les animaux purs que l’homme n’effraie pas
Je t’aime pour aimer
Je t’aime pour toutes les femmes que je n’aime pas

Qui me reflète sinon toi-même je me vois si peu
Sans toi je ne vois rien qu’une étendue déserte
Entre autrefois et aujourd’hui
Il y a eu toutes ces morts que j’ai franchies sur de la paille
Je n’ai pas pu percer le mur de mon miroir
Il m’a fallu apprendre mot par mot la vie
Comme on oublie

Je t’aime pour ta sagesse qui n’est pas la mienne
Pour la santé
Je t’aime contre tout ce qui n’est qu’illusion
Pour ce cœur immortel que je ne détiens pas
Tu crois être le doute et tu n’es que raison
Tu es le grand soleil qui me monte à la tête
Quand je suis sûr de moi.

Paul ELUARD, Le phénix (1951)

vendredi 9 novembre 2012

1940

Nous sommes très loin en nous-mêmes
Avec la France dans les bras,
Chacun se croit seul avec elle
Et pense qu'on ne le voit pas.

Chacun est plein de gaucherie
Devant un bien si précieux,
Est-ce donc elle, la patrie,
Ce corps à la face des cieux ?

Chacun le tient à sa façoon
Dans une étreinte sans murmure
Et se mire dans sa figure
Comme au miroir le plus profond.

Jules SUPERVIELLE (1884-1960)

jeudi 8 novembre 2012

De toutes les prisons ...

Un son plus triste de guitare
Que s'il venait des doigts d'un mort
A traversé l'Andalousie
Et s'achemine vers le Nord.
C'est une musique transie
Mais qui cherche à se faire entendre
Et se voudrait encore tendre
Quand c'est un râle au fond du sort...

Jules SUPERVIELLE

mercredi 7 novembre 2012

To Jane : 'The keen stars were twinkling'

 I
The keen stars were twinkling,
And the fair moon was rising among them,
Dear Jane !
The guitar was tinkling,
But the notes were not sweet till you sung them
Again.

II
As the moon's soft splendour
O'er the faint cold starlight of Heaven
Is thrown,
So your voice most tender
To the strings without soul had them given
Its own.

III
The stars will awaken,
Though the moon sleep a full hour later,
To-night ;
No leaf will be shaken
Whilst the dews of your melody scatter
Delight.

IV
Though the sound overpowers,
Sing again, with your dear voice revealing
A tone
Of some world far from ours,
Where music and moonlight and feeling
Are one.

Percy Bysshe SHELLEY (1822)

***

A Jane

I
Les étoiles aiguës scintillaient,
Et la belle lune entre elles se levait,
Chère Jane !
La guitare tintait
Mais les notes n'étaient douces que quand vous les chantiez
De nouveau..

II
Comme la molle splendeur de la lune
Sur la faible, froide lumière des astres aux cieux
Se répand,
Ainsi votre voix, la plus tendre,
Aux accents dépourvus d'âme avait alors donné
La sienne.

III
Les étoiles s'éveilleront,
Quoique dorme la nuit une pleine heure plus tard
Cette nuit.
Nulle feuille ne remuera
Tandis que les rosées de votre mélodie épandront
Le délice.

IV
Quoique le son subjugue,
Chantez encore, de votre chère voix révélant
Une harmonie
De quelque monde loin du nôtre
Où la musique, le clair de lune, le sentiment
Ne font qu'un.

(Traduction A. Fontainas)



mardi 6 novembre 2012

Prière pour aller au Paradis avec les ânes


Lorsqu’il faudra aller vers Vous, ô mon Dieu, faites
que ce soit par un jour où la campagne en fête
poudroiera. Je désire, ainsi que je fis ici-bas,
choisir un chemin pour aller, comme il me plaira,
au Paradis, où sont en plein jour les étoiles.
Je prendrai mon bâton et sur la grande route
j’irai, et je dirai aux ânes, mes amis :
Je suis Francis Jammes et je vais au Paradis,
car il n’y a pas d’enfer au pays du Bon Dieu.
Je leur dirai : Venez, doux amis du ciel bleu,
pauvres bêtes chéries qui, d’un brusque mouvement d’oreille,
chassez les mouches plates, les coups et les abeilles…

Que je Vous apparaisse au milieu de ces bêtes
que j’aime tant, parce qu’elles baissent la tête
doucement, et s’arrêtent en joignant leurs petits pieds
d’une façon bien douce et qui me fait pitié.
J’arriverai suivi de leurs milliers d’oreilles,
suivi de ceux qui portèrent au flanc des corbeilles,
de ceux traînant des voitures de saltimbanques
ou des voitures de plumeaux et de fer-blanc,
de ceux qui ont au dos des bidons bossués,
des ânesses pleines comme des outres, aux pas cassés,
de ceux à qui l’on met de petits pantalons
à cause des plaies bleues et suintantes que font
les mouches entêtées qui s’y groupent en rond.
Mon Dieu, faites qu’avec ces ânes je Vous vienne.
Faites que, dans la paix, des anges nous conduisent
vers des ruisseaux touffus où tremblent des cerises
lisses comme la chair qui rit des jeunes filles,
et faites que, penché dans ce séjour des âmes,
sur vos divines eaux, je sois pareil aux ânes
qui mireront leur humble et douce pauvreté
à la limpidité de l’amour éternel.

Francis JAMMES (1868-1938), Le Deuil des primevères, Paris, Mercure de France, 1901.

samedi 3 novembre 2012

To Mary

O Mary dear, that you were here
With your brown eyes bright and clear,
And your sweet voice, like a bird
Singing love to its lone mate
In the ivy bower disconsolate ;
Voice the sweetest ever heard !
And your brow more ....
Than the sky
Of this azure Italy.
Mary dear, come to me soon,
I am not well whilst thou art far ;
As sunset to the sheperèd moon,
As twilight to the western star,
Thou, belovèd, art to me.
O Mary dear, that you were here ;
The Castle echo whispers 'Here !'

Percy Bysshe SHELLEY, Posthumous Poems, 1824.

jeudi 1 novembre 2012

La Vierge qui écoute

A l'église de mon village de Brangues il y a la chapelle du château :
C'est là que je vais tous les jours à cinq heures parce qu'il fait trop chaud.
On ne peut pas se promener tout le temps, alors autant aller chez le bon Dieu :
Dehors le soleil à tue-tête s'en donne, et la route à travers la place en hurlant on croirait qu'elle crie : Au feu !
Mais, dedans, la Sainte Vierge devant moi pour moi, elle est aussi fraîche et pure qu'un glacier,
Toute blanche avec son fils dans sa belle robe tout blanc, si longue qu'on ne lui voit que le bout des pieds.
Marie ! alors c'est ce gros imbécile encore une fois qui est là tout débordant d'anxiétés et de désirs !
Ah ! je n'aurai jamais assez de temps pour les choses que j'ai à Vous dire !
Mais elle, les yeux baissés, avec un visage sérieux et tendre,
Regarde les paroles sur ma bouche, comme quelqu'un qui écoute et qui se prépare à comprendre.

Paul CLAUDEL (1868-1955), Brangues, 27 juin1934.

Le Ruisseau

    L ’ entendez-vous , l’entendez-vous   Le menu flot sur les cailloux ?   Il passe et court et glisse,  Et doucement dédie aux branches,...