vendredi 27 septembre 2013

Coucher de soleil I

Parvenu au soir de ma carrière, la dernière image que me laissent les mythes et, à travers eux, ce mythe suprême que raconte l'histoire de l'humanité, l'histoire aussi  de l'univers au sein de laquelle l'autre se déroule, rejoint donc l'intuition qui, à mes débuts et comme je l'ai raconté dans Tristes Tropiques, me faisait rechercher dans les phases d'un coucher de soleil, guetté depuis la mise en place d'un décor céleste qui se complique progressivement jusqu'à se défaire et s'abolir dans l'anéantissement nocturne, le modèle des faits que j'allais étudier plus tard et des problèmes qu'il me faudrait résoudre sur la mythologie : vaste et complexe édifice, lui aussi irisé de mille teintes, qui se déploie sous le regard de l'analyste, s'épanouit lentement et se referme pour s'abîmer au loin comme s'il n'avait jamais existé.
Cette image n'est-elle pas elle de l'humanité même et, par delà l'humanité, de toutes les manifestations de la vie : oiseaux, papillons, coquillages et autres animaux, plantes avec leurs fleurs, dont l'évolution développe et diversifie les formes, mais toujours pour qu'elles s'abolissent et qu'à la fin, de la nature, de la vie, de l'homme, de tous ces ouvrages subtils et raffinés que sont les langues, les institutions sociales, les coutumes, les chefs-d'oeuvre de l'art et les mythes, quand ils auront tiré leurs derniers feux d'artifice, rien ne subsiste ? En démontrant l'agencement rigoureux des mythes et en leur conférant ainsi l'existence d'objets, mon analyse fait donc ressortir le caractère mythique des objets : l'univers, la nature, l'homme, qui, au long de milliers, de millions, de milliards d'années n'auront, somme toute, rien fait d'autre qu'à la façon d'un vaste système mythologique, déployer les ressources de leur combinatoire avant de s'involuer et de s'anéantir dans l'évidence de leur caducité.
L'opposition fondamentale, génératrice de toutes les autres qui foisonnent dans les mythes et dont ces quatre tomes ont dressé l'inventaire, est celle même qu'énonce Hamlet sous la forme d'une encore trop crédule alternative. Car entre l'être et le non-être, il n'appartient pas à l'homme de choisir. Un effort mental consubstantiel à son histoire, et qui ne cessera qu'avec son effacement de la scène de l'univers, lui impose d'assumer les deux évidences contradictoires dont le heurt met sa pensée en branle et, pour neutraliser leur opposition, engendre une série illimitée d'autres distinctions binaires qui, sans jamais résoudre cette antinomie première, ne font, à des échelles de plus en plus réduites, que la reproduire et la perpétuer : réalité de l'être, que l'homme éprouve au plus profond de lui-même comme seule capable de donner raison et sens à ses gestes quotidiens, à sa vie morale et sentimentale, à ses choix politiques, à son engagement dans le monde social et naturel, à ses entreprises pratiques et à ses conquêtes scientifiques ; mais en même temps, réalité du non-être dont l'intuition accompagne indissolublement l'autre puisqu'il incombe à l'homme de vivre et lutter, penser et croire, garder surtout courage, sans que jamais le quitte la certitude adverse qu'il n'était pas présent autrefois sur la terre et qu'il ne le sera pas toujours, et qu'avec sa disparition inéluctable de la surface d'une planète elle aussi vouée à la mort, ses labeurs, ses peines, ses joies, ses espoirs et ses oeuvres deviendront comme s'ils n'avaient pas existé, nulle conscience n'étant plus là pour préserver fût-ce le souvenir de ces mouvements éphémères sauf, par quelques traits vite effacés d'un monde au visage désormais impassible, le constat abrogé qu'ils eurent lieu c'est-à-dire rien.

Claude LEVI-STRAUSS, L'homme nu (1971)

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